mercredi 26 décembre 2012

Ma vision du métier (1ère partie): Humanité


On parle très souvent (trop ?) de pratiques pédagogiques, de stratégies d’apprentissage, de savoir-faire. Ils sont effectivement au cœur du métier d’enseignant. Mais enseigner c’est également participer à une relation humaine dans laquelle notre vécu, notre personnalité et nos expériences vont nous permettre de favoriser la transmission de connaissances et de savoir-faire auprès de nos élèves.

Ma vision du métier d’enseignant est donc une synthèse des souvenirs de l’adolescent et de l’élève que j’ai été, des rencontres avec des professeurs qui ont laissé en moi une empreinte indélébile, des échanges et des projets menés avec d’autres collègues enseignants et enfin, des réactions d’élèves qui m’ont marqué, de façon positive (les réussites pédagogiques sont des cadeaux précieux, notamment dans les établissements « difficiles ») ou négative (les sportifs ont coutume de dire qu’on apprend souvent plus d’une défaite que d’une victoire, je crois qu’il en est de même pour les enseignants…).

Adolescent timide et parfois timoré, je n’imaginais alors pas un seul instant qu’un jour la chance me serait donnée d’être le point de convergence de dizaines de regards dans une salle de classe ! C'était sans compter sur le talent pédagogique et les qualités humaines de deux enseignants qui m'ont marqué pour toujours et auxquels il m'arrive encore régulièrement de penser.

Miss L. était ma prof d'anglais (on s'en serait douté) en classe de Sixième. Elle était sympathique, rayonnante et enseignait sa matière avec un enthousiasme communicatif. A cet âge-là, l'affect prend une place importante dans la relation pédagogique. Si je ne me souviens plus précisément de la teneur de ses cours, je me souviens en revanche avoir eu envie de lui faire plaisir et j'apprenais donc mes leçons avec beaucoup d'application.  Miss L. me gratifiait de regards et de sourires où je lisais sa reconnaissance. Sa personnalité rendait le climat de classe convivial. J'oubliais alors ma timidité maladive pour oser prendre la parole. Je mettais logiquement un point d'honneur à être le meilleur élève de sa classe.

Bref, Miss L. avait tellement bien fait son "job" que j’allais rapidement passer le plus clair de mon temps à écrire des lettres en anglais! Il existait en effet à l’époque un organisme finlandais chargé de trouver des correspondants. Pour moi qui habitais alors dans une ferme isolée du fin fond de la Dordogne, c’était une occasion inespérée de m’évader vers des horizons dont j’entendais déjà l’appel au voyage. J’eus bientôt une cinquantaine de correspondants partout dans le monde qui contribuèrent à leur façon à mes progrès en anglais et à me donner un goût prononcé pour la découverte des autres cultures.  Pour l’anecdote, le destin a voulu que je rencontre le dernier survivant de ces échanges épistolaires aux USA, à Seattle, au printemps dernier. Cela faisait 27 ans qu'on attendait ce moment-là !

Alors c’est toujours avec un souvenir ému que je repense à Miss L. et je lui suis reconnaissant de m'avoir transmis son amour ...de la langue de Shakespeare (bon, en l’occurrence pour moi à l’époque, c’était plutôt la langue des Beatles !).  

C’est en classe de 3ème que je fis une autre rencontre déterminante, qui allait encore plus bouleverser l’adolescent que j’étais alors : Mr F., enseignant de français, soixante-huitard à la barbe évidemment fournie et au caractère bien trempé.
Mr F. m’enseigna le goût des mots, me donna le courage d’oser rêver, m’apprit à remettre en question certaines convenances et à lutter contre les a priori. Dans l’exacerbation des sentiments adolescents, je me souviens l'avoir considéré comme un deuxième père, ni plus ni moins ! Il nous donnait des lectures qui nous faisaient voir le monde différemment, nous questionnaient, nous dérangeaient parfois et in fine, développait notre esprit critique. Je me souviens de son regard perçant et profond lorsqu’il nous écoutait -  et ses sempiternelles remarques lors de nos réponses à des questions de compréhension qui ne le satisfaisaient que partiellement… « oui et alors ? va plus loin… ». Ses exigences étaient telles qu'il en demandait toujours plus. C'est ainsi qu'il nous sermonnait aussi de façon virulente lorsque nous étions médiocres dans nos compositions écrites. Mais Mr F. s’intéressait surtout profondément aux élèves que nous étions et aux futurs citoyens que nous allions devenir.  Je me souviens encore d'une réflexion qu'il avait faite à mes parents lors d'une réunion Parents-Professeurs. Il avait su décrypter l'adolescent que j'étais bien davantage que mes parents à l'époque. Je l’admirais pour son ouverture d’esprit, son empathie, son envie de nous voir réussir notre vie. Nous étions en 1981, l’Histoire lui fit un clin d’œil qui a marqué toute notre génération.  

C’est peu dire que ces deux enseignants m’ont marqué à vie. Ils sont bien évidemment à l’origine de ma vocation à exercer ce métier et à l’exercer d’une certaine façon. C’est ainsi que j’ai compris très rapidement que « l’humain » était un paramètre fondamental dans la relation pédagogique. Lorsque j’ai été parachuté dans les quartiers sensibles de Marseille dès ma sortie d’IUFM, c’est « l’humain » qui m’a sauvé.

Il fallait faire preuve de bienveillance devant des élèves qui venaient de subir un échec souvent traumatisant au collège. Il fallait s’adapter au public, doser subtilement la fermeté et la souplesse pour se faire respecter et inspirer la confiance. Il fallait établir un climat de classe suffisamment serein et convivial pour que certains blocages à prendre la parole en anglais puissent disparaître.
Il fallait surtout s’intéresser aux élèves en tant que personnes, prendre en compte leurs attentes et leurs craintes, leurs goûts et leurs centres d’intérêt pour leur proposer des activités et des supports qui les motivaient. Ces 7 années d'expériences dans des lycées professionnels classés ZEP et « sensible » n’ont jamais été de longs fleuves tranquilles, bien évidemment, mais elles ont profondément façonné ma personnalité d’enseignant. 

Cependant, s'il est des enseignants qui m'ont marqué à vie de façon positive, il en est d'autres qui ont laissé chez moi des souvenirs douloureux. Je ne parlerai pas des profs de maths de l'époque qui avaient bien vite abdiqué devant mon peu d'appétence pour leur matière - au grand dam de mon père qui voulait faire de moi un scientifique! Il faut dire qu'à l'époque, la formule "ne laisser aucun élève au bord du chemin" n'était pas encore consacrée... on s'occupait davantage des bons élèves, les plus mauvais semblaient peu "doués" donc irrécupérables.

Non, je veux parler d'expériences plus récentes, de collègues avec qui je ne partageais pas la même vision du métier. A plusieurs reprises, l'opportunité m'a été donnée d'assurer la fonction de professeur principal. Lors d'une de mes affectations en ZEP, Madame B., la Proviseure de l'époque m'avait confié cette mission pour une classe de Baccalauréat Professionnel, ayant décelé en moi "des facultés pour anticiper et analyser les risques de conflits en classe", pour reprendre les termes de sa notation administrative de l'année précédente. Elle ne croyait pas si bien dire. Mr L. avait peu apprécié cette décision. En tant que professeur d'atelier, il enseignait une bonne dizaine d'heures de maintenance industrielle à sa classe et il estimait que cette mission lui revenait "de droit".

La première réunion de travail de l'équipe pédagogique fut donc assez tendue, Mr L. prenant systématiquement le contre-pied de mes propositions. Mais ce n'était qu'un avant goût... Mr L. avait pour habitude de pratiquer la brimade auprès de ses élèves. Il les "cassait" avec un plaisir non dissimulé et s'en vantait en salle des profs. Il estimait que l'autorité d'un enseignant passait par là, il fallait prendre le dessus, les humilier pour se faire respecter. Les enseignants qui respectaient leurs élèves, qui discutaient avec eux, qui essayaient de les comprendre et de désamorcer des situations difficiles étaient pour lui des "faibles". Ce qui devait arriver arriva.

Cette année-là, la classe de maintenance comportait quelques fortes têtes qui n'entendaient pas se soumettre à l'autorité abusive de Mr L. Parmi eux, un élève dont le père venait d'être placé en détention pour une sombre histoire de baston qui avait mal tourné. Je me souviens l'avoir vu régulièrement arriver en classe avec des cernes, la tête en vrac. Sa mère, une personne charmante, avait demandé à me rencontrer et m'avait fait part de son inquiétude pour son fils. J'avais prévenu l'ensemble de l'équipe, pensant qu'on ferait front commun pour "épauler" l'élève et lui redonner la motivation nécessaire pour ne pas décrocher de sa formation. Mr L. ne l'entendait bien évidemment pas de cette oreille. "On n'est pas là pour faire du social!", avait-il dit. Avec l'ensemble de l'équipe, on avait vainement essayé de lui faire comprendre qu'il s'agissait d'une période de mal-être de l'élève en question et qu'on se devait de tout mettre en oeuvre pour l'aider à passer ce cap. Au-delà de son cas particulier, c'était l'ambiance de classe qui pouvait s'en trouver affectée car l'élève en question était un "leader", dans le bon sens du terme parfois, dans le mauvais, souvent aussi. Peine perdue.

Et donc le pire arriva. Rapport de Mr L. du jeudi 20 janvier, cours de maintenance de 13h30 à 17h30: " ... J. n'a pas voulu se mettre au travail malgré mes mises en garde. Alors que j'écrivais au tableau, des boulons ont volé dans ma direction ... ce comportement est inqualifiable et j'attends des sanctions exemplaires...".
Convocation d'un groupe d'élèves dans le bureau de Madame B. Aveux de J. et de son meilleur ami, une semaine d'exclusion du lycée.
J'eus bien évidemment la version complète de l'histoire. J. était arrivé en cours épuisé, après avoir passé une nuit blanche. Plutôt que de "sécher" le cours, il avait fait l'effort de venir mais son entrain à se mettre au travail n'y était pas. Mr L. avait lourdement appuyé là où ça fait mal "Tu te mets au travail et vite! Ton père en prison c'est pas mon problème!". La suite, on la connaît.

J'étais consterné et dans une position intenable. Solidaire de mon collègue par la force des choses car on ne peut pas accepter qu'un enseignant subisse pareil traitement. Désolé pour J. et pour sa mère, qui m'avait appelé en pleurs. Alors je décidai d'écouter mon "instinct". En tant que professeur principal, je devais trouver une solution pour désamorcer une situation de classe explosive (les élèves ayant tous logiquement pris fait et cause pour J.) et pour permettre au même J. de ne pas décrocher. A son retour d'exclusion, je pris rendez-vous avec J. et sa mère. Je fis comprendre à l'élève que son objectif était de décrocher le Bac et qu'il devait le faire pour son père, argument qui fit évidemment mouche. Je lui dis aussi qu'il n'arriverait pas à changer Mr. L., qu'il devait s'adapter à son fonctionnement, comme il aurait à le faire peut-être avec un patron récalcitrant plus tard. Qu'il devait prendre sur lui pour ne pas être insolent et que sa plus grande victoire serait de montrer à l'ensemble de l'équipe pédagogique, à son père et à lui-même qu'il avait réussi à aller au-delà de ses épreuves pour parvenir à son but: l'obtention du Bac. Je lui proposai aussi de venir me voir si nécessaire à la fin de mes cours pour parler de ses doutes, de son comportement en classe, bref, pour faire un point régulier sur son attitude et sur son travail.

Lorsqu'on met en place un tel dispositif fondé sur "l'humain", on ne sait jamais comment les choses peuvent évoluer. Il suffit d'une étincelle parfois pour rallumer le feu qui couve. Il suffit aussi d'un déclic pour que les choses prennent un tour favorable. C'est ce deuxième scénario qui se produisit heureusement.
Les langues s'étaient déliées et j'avais maintenant toute la confiance des élèves. Lorsque Mr L. leur adressait ses habituelles brimades, je leur expliquais que c'était sa façon de fonctionner, qu'ils n'avaient pas d'autre choix que de s'adapter et de ne pas répondre à ses provocations pour éviter les sanctions. J'ajoutais que si Mr L. agissait de la sorte, c'était parce qu'il était exigeant avec ses élèves, parce qu'il voulait leur réussite (je n'en étais pas forcément convaincu mais j'avais utilisé des arguments qui se devaient d'être porteurs).
Depuis ce discours-là, la motivation des élèves dans mes cours de français et d'anglais faisait plaisir à voir.  L'année se passa sans autre accroc majeur. Les épreuves du Bac arrivèrent, je fis un petit clin d'oeil à J. croisé dans un couloir avant l'une de ses épreuves d'atelier à gros coefficient. Il me fit un sourire et m'adressa un regard que je devinai plein de reconnaissance.

Les résultats du Bac tombèrent quelques jours plus tard. J'avais décidé de me déplacer et d'accueillir mes élèves devant la porte d'entrée du lycée où les résultats seraient affichés. Alors que je discutais avec certains d'entre eux, je vis arriver J. et sa mère. Je pressentais que l'émotion serait à son comble quelques minutes plus tard. Cela se confirma lorsque Madame B. apporta la liste des reçus. Les résultats de la classe étaient bons, quelques élèves devaient passer le repêchage mais aucun n'avait été recalé. J. était reçu. Je le vis se diriger vers sa mère et l'enlacer. Quelques secondes plus tard, elle arriva vers moi, les yeux embués et me dit : "Je vous remercie du fond du coeur pour tout ce que vous avez fait pour J." J. arriva entouré de ses amis, me serra la main et dit simplement:  "Merci monsieur".
Je me souviendrai longtemps de ce moment-là. Au-delà de la satisfaction d'avoir participé à la remotivation et donc indirectement à la réussite de J., j'étais surtout heureux d'avoir su trouver les mots. J'avais fait un clin d'oeil à Miss L. et à Mr. F. Je leur devais bien ça.

L'humanité ou "l'humain", appelons cela comme on veut. C'est mon leitmotiv lorsque j'évoque le métier d'enseignant! Si j'aime passionnément ce métier, ce n'est pas uniquement par goût d' enseigner le français et l'anglais. C'est aussi pour des instants comme ceux que j'ai vécus avec J. cette année-là mais également avec une quantité d'élèves démotivés par l'école, cassés par la vie, fatalistes devant leur échec. Grâce à la prise en compte du facteur humain dans la relation pédagogique, on arrive à des résultats insoupçonnés parfois. Il n'y a pas que des succès bien sûr et le métier nous apprend à rester humble et à avancer à pas feutrés - la pédagogie n'est assurément pas une science exacte! Mais lorsqu'on parvient à des réussites comme celle de J., que ce métier est magnifique! 

2 commentaires:

  1. La pédagogie est un « art de faire » et je crois que tu possèdes cet art... j'ai eu le privilège de te voir à l'oeuvre avec tes élèves, certains très difficiles, et tu as réussi à trouver avec justesse et conviction le moyen de les réconcilier avec l'école, de prendre en compte leur "moi accidenté" et les amener à devenir acteurs.
    L'humain est une dimension intrinsèque à notre métier, il faut le prendre en compte si on veut grandir. En outre, je dirais que la qualité essentielle d'un enseignant est de ne jamais baisser les bras... c'est l'une des qualités qui est la plus prégnante chez toi, tu essayes toujours de faire naître ce fameux déclic chez les élèves. Tu as compris depuis longtemps que si un enseignant rentre dans des rapports de force, il peut hypothéquer les chances de réussite de l'élève. Ton leitmotiv c'est l'écoute, la parole, un savant mélange qui te confère une "autorité humanisante", tu as pris conscience de toute la dimension de notre métier et tu le transcendes par ta recherche incessante de nouveautés, ton acharnement à renouveler tes pratiques pédagogiques, enseigner est bien un art... tes anciens et futurs élèves peuvent remercier ton ancienne professeure Miss L et tous les autres professeurs qui sont faits du même moule que toi... Tu as raison notre métier est le plus beau métier qui soit si on le respecte et si l'on reste humble.

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  2. Merci pour ce post Véro! Pour faire écho à ton commentaire, je citerai une phrase de l'auteure Ostiane Mathon dans son livre "Réussir sa première classe" :
    "Enseigner c'est apprendre chaque jour à réapprendre à enseigner, c'est s'inscrire soi-même dans une démarche apprenante, ouverte et dynamique".

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